Ingrédients de cocktails disparus : enquête au bar

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Ecrit par sylvie

Sylvie est une épicurienne passionnée, toujours en quête de nouvelles saveurs et de découvertes culinaires.

Ouvrir un vieux livre de cocktails, c’est un peu comme dénicher une carte au trésor. Les pages jaunies sentent le papier et le temps, et au détour d’une recette, on tombe sur des noms qui sonnent comme des formules magiques : Caperitif, Hercules, Forbidden Fruit… Des ingrédients qui semblent tout droit sortis d’un roman d’aventure, mais qui ont bel et bien existé.

Pourtant, impossible de les trouver sur les étagères de votre caviste. Ces bouteilles sont les fantômes du monde du bar, des saveurs perdues balayées par la Prohibition, les guerres ou simplement les changements de mode.

Alors, que se cachait derrière ces noms énigmatiques ? Pourquoi ont-ils disparu ? C’est ce que nous allons voir ensemble, en menant une petite enquête archéologique au cimetière des bouteilles oubliées.

Les bitters : épices des premiers cocktails

Il faut se souvenir que les bitters sont un peu le sel et le poivre du barman. Quelques gouttes suffisent à donner de la complexité, de la profondeur et de l’équilibre à une boisson. Si aujourd’hui Angostura et Peychaud’s règnent en maîtres, le début du XXe siècle était un véritable âge d’or pour ces petites fioles.

Abbott’s Bitters : une légende retrouvée

Imaginez une époque où l’Angostura n’était pas le roi. C’était le cas avant 1950, où l’Abbott’s Bitters, produit à Baltimore, était la référence absolue.

Sa saveur, riche et complexe, était la signature de nombreux cocktails classiques. Sa disparition progressive a laissé un vide que beaucoup ont tenté de combler.

Aujourd’hui, grâce à l’analyse de rares bouteilles d’époque, des passionnés comme le chimiste-barman Darcy O’Neil et la société Tempus Fugit Spirits ont réussi à recréer des versions modernes, nous offrant une chance de goûter à cette légende perdue.

Boker’s Bitters : l’essence de la cardamome

Produit à New York, le Boker’s est encore plus ancien et n’a même pas survécu jusqu’à la Prohibition. Sa particularité ? Une note dominante et unique de cardamome qui le distinguait de tous les autres. Il était un élément essentiel dans les premières versions du Manhattan et du Martinez.

Heureusement pour nous, le barman écossais Adam Elmegirab a mené un travail de recherche colossal pour ressusciter la formule. Sa recréation moderne permet aux curieux de redécouvrir ce chaînon manquant de l’histoire du cocktail.

Les bitters oubliés : témoins d’une histoire riche

Le panthéon des bitters disparus est vaste. On pourrait citer l’Hostetter’s, l’un des tout premiers bitters américains, ou encore le Stoughton, un bitter anglais datant de 1712, considéré comme l’ancêtre de tous les bitters de cocktail. Leurs recettes, souvent à base de gentiane, d’écorce d’orange et de rhubarbe, nous rappellent que la culture de l’amertume pour les boissons ne date pas d’hier.

Liqueurs et apéritifs : une palette de saveurs oubliées

Si les bitters sont les épices, les liqueurs et apéritifs sont l’ingrédient essentiel de maintes recettes. Leur disparition a parfois rendu orphelins des cocktails entiers, forçant les barmen à trouver des substituts plus ou moins heureux.

Caperitif et Forbidden Fruit : des élixirs fruités mystérieux

Le Caperitif était un apéritif à base de vin produit en Afrique du Sud, un quinquina similaire à notre Lillet Blanc. Sa saveur unique, à la fois amère, fruitée et herbacée, en faisait un ingrédient privilégié. Sa production a malheureusement cessé, laissant les amateurs de saveurs complexes sur leur faim.

La Forbidden Fruit, ou « fruit défendu », était une liqueur américaine à base de pomelo, un agrume proche du pamplemousse mais plus doux. Elle était reconnaissable à sa bouteille en forme de globe, identique à celle du Chambord actuel (produit par la même société). Des rumeurs d’une renaissance ont circulé, mais pour l’instant, son goût reste un mystère pour les nouvelles générations.

Hercules : le stimulant oublié des cocktails

Voici une véritable énigme pour les historiens du cocktail. Le fameux Savoy Cocktail Book de 1930 mentionne le nom d’Hercules pour diverses recettes. Pendant longtemps, on a cru qu’il s’agissait d’un substitut d’absinthe.

Des recherches plus poussées, notamment menées par le blogueur Erik Ellestad, ont révélé une tout autre histoire. En exhumant de vieilles publicités, il a découvert qu’Hercules était en fait un apéritif à base de vin rouge, fortifié et aromatisé avec du yerba maté et d’autres herbes.

Le maté contenant de la caféine, les cocktails à base d’Hercules devaient avoir un petit effet « coup de fouet » ! Actuellement, personne n’a tenté de le commercialiser à nouveau.

La lignée Pimm’s : des variantes envolées

Tout le monde connaît le Pimm’s No. 1, cette liqueur à base de gin, ingrédient emblématique du fameux cocktail estival Pimm’s Cup. Mais saviez-vous qu’il faisait partie d’une large famille ? Il a existé :

  • Pimm’s No. 2 (à base de whisky écossais)
  • Pimm’s No. 3 (à base de brandy), qui revient parfois en édition limitée l’hiver sous le nom de « Winter Cup« 
  • Pimm’s No. 4 (rhum)
  • Pimm’s No. 5 (whisky de seigle)
  • Pimm’s No. 6 (vodka)

La plupart de ces variations ont disparu des radars, même si certains barmen créatifs s’amusent aujourd’hui à en créer leurs propres versions maison.

Jamaica Ginger : une sombre histoire à ne pas oublier

Terminons sur une note plus sombre avec un produit que personne ne regrette. Le Jamaica Ginger, surnommé « Ginger Jake« , était à l’origine un remède médicinal vendu aux États-Unis. Contenant entre 70 et 80 % d’alcool, il devint un moyen populaire de contourner la Prohibition.

Pour le rendre imbuvable, le gouvernement exigea que les fabricants y ajoutent un agent dénaturant. L’un des industriels choisit un plastifiant bon marché qui s’avéra être une redoutable neurotoxine.

Des milliers de consommateurs développèrent une paralysie des membres inférieurs, leur donnant une démarche traînante et caractéristique, tristement baptisée la « Jake Walk« . Chaque bouteille, en effet, peut receler une histoire bien plus sombre.

Ce voyage temporel nous montre une chose : le monde du bar est en perpétuelle évolution. Ces ingrédients disparus ne sont pas que des notes de bas de page pour historiens. Ils sont une inspiration constante pour la nouvelle génération de barmen et de distillateurs « craft ».

La quête d’authenticité et de saveurs nouvelles pousse de nombreux passionnés à recréer ces élixirs perdus, nous offrant la chance de goûter au passé.

Ces résurrections prouvent que, de la mixologie comme ailleurs, rien ne se perd vraiment, tout se transforme.

Et vous, quel ingrédient disparu rêveriez-vous de goûter un jour ?

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