Cette petite carte en plastique que vous scannez religieusement à chaque passage en caisse est devenue un réflexe pour des millions de consommateurs. La promesse est simple : des remises exclusives, des coupons personnalisés et des économies substantielles sur votre panier de courses. Mais que se passe-t-il réellement derrière ce simple geste ?
Une récente enquête de l’organisation Consumer Reports lève le voile sur les pratiques du géant américain de la grande distribution, Kroger.
Il semblerait que votre fidélité ne vous rapporte pas seulement des promotions sur les céréales ou le détergent. Elle alimente une gigantesque machine de collecte de données qui transforme vos habitudes d’achat en une source de revenus considérable. Ensemble, nous allons plonger derrière la scène de ce système pour comprendre ce que vos informations personnelles deviennent et comment cette collecte vous affecte directement.
Votre programme de fidélité : des remises et bien plus encore
Sur le papier, le concept est un classique gagnant-gagnant. Vous, le client, bénéficiez de prix plus bas, et l’enseigne s’assure de votre retour régulier en magasin. C’est la base du contrat de fidélisation.
Cependant, l’enquête révèle que la véritable valeur pour Kroger ne réside pas tant dans vos achats répétés que dans les informations que vous lui confiez à chaque scan.
Une mécanique de données bien huilée
Chaque produit que vous achetez, chaque promotion que vous utilisez, chaque créneau horaire de vos visites… tout est méticuleusement enregistré. Ces informations, agrégées à celles des quelque 63 millions de membres du programme, dessinent un portrait incroyablement détaillé non seulement de ce que vous consommez, mais aussi de qui vous êtes. C’est la base d’une économie où la donnée est devenue la nouvelle monnaie d’échange.
La valeur principale : vos informations personnelles
En acceptant les conditions générales pour rejoindre le programme (que, soyons honnêtes, peu de gens lisent en détail), vous donnez légalement votre consentement. Kroger ne se contente pas de savoir si vous préférez le lait d’amande au lait de vache ; l’entreprise utilise ces informations pour alimenter une division entière dédiée au « marketing de précision« . Cette branche génère des profits qui se chiffrent en milliards d’euros, en vendant l’accès à vos profils de consommation.
Derrière la scène de la collecte de données
Le terme « marketing de précision » peut sembler anodin, voire positif. Après tout, qui ne voudrait pas recevoir des offres parfaitement adaptées à ses besoins ? Mais la réalité est plus complexe et soulève des questions importantes sur la transparence et l’utilisation de nos informations personnelles.
Qu’est-ce que le « marketing de précision » ?
Grâce à des outils d’analyse sophistiqués, Kroger crée des profils prédictifs détaillés pour chaque client. L’entreprise ne se limite pas à vos achats. Elle tente de deviner :
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Votre niveau de revenu
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Votre situation familiale
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Votre niveau d’éducation
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Vos potentiels problèmes de santé
Vos données revendues à des dizaines d’entreprises
Le système devient particulièrement difficile à cerner. L’enquête de Consumer Reports a mis en lumière que les données d’un seul client pouvaient être partagées avec plus de 50 entreprises différentes. La liste inclut :
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Des courtiers en données (dont le métier est d’acheter et de revendre des informations)
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Des marques de tabac
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Bien d’autres acteurs économiques
Votre fidélité à votre supermarché alimente ainsi un écosystème commercial bien plus vaste que vous ne l’imaginiez.
Quand le profilage dérape : les dérives du système
Le principal problème de ce modèle n’est pas seulement le manque de transparence, mais aussi son manque de fiabilité et ses conséquences potentiellement discriminatoires. Loin d’être une science exacte, le portrait-robot dressé par les algorithmes peut être complètement erroné et conduire à des pratiques commerciales discutables.
Le cas d’Hazem Salem : un portrait-robot totalement faux
L’enquête met en avant l’exemple concret d’Hazem Salem, un client qui a utilisé les lois de l’Oregon sur la protection de la vie privée pour demander à Kroger l’accès à son profil. Le résultat est stupéfiant. Le système l’avait identifié :
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Comme une femme (il est un homme)
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Titulaire d’un diplôme de fin d’études secondaires (il possède un diplôme universitaire)
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Avec un revenu annuel de 60 000 € (son salaire est à six chiffres)
Presque tout était faux. Cela pose une question primordiale : sur quelle base les décisions marketing sont-elles prises ?
La « tarification de surveillance » : une discrimination invisible ?
C’est peut-être l’aspect le plus préoccupant. Consumer Reports alerte sur un phénomène appelé « surveillance pricing » (ou tarification de surveillance). L’idée est que les clients dont le profil prédit un revenu ou un niveau d’éducation plus faible pourraient se voir proposer moins de promotions intéressantes que les autres.
Kroger se défend en affirmant ne pas personnaliser le prix des produits eux-mêmes, mais seulement les offres de réduction. L’entreprise admet cependant utiliser des « données démographiques ou comportementales en ligne » pour présenter les offres jugées les plus « pertinentes ».
Mais la question demeure : un algorithme pourrait-il décider que vous êtes moins susceptible de répondre à une grosse promotion et, par conséquent, ne tout simplement pas vous la proposer ? C’est une forme de discrimination numérique subtile, mais bien réelle.
Comment se protéger et reprendre le contrôle ?
Face à cette collecte massive, le consommateur peut se sentir démuni. Si ces pratiques sont légales car inscrites dans les politiques de confidentialité, il existe tout de même des moyens de mieux maîtriser ses informations et de faire des choix plus éclairés.
Connaître les limites de la protection actuelle
Des lois sur la protection de la vie privée émergent dans certains États et pays, mais elles sont encore loin d’offrir une protection complète et uniforme. Le principal levier reste la pression publique et la demande pour une plus grande transparence de la part des entreprises. L’appel de Consumer Reports pour une législation fédérale plus stricte aux États-Unis vise justement à interdire des pratiques comme la tarification de surveillance.
Quelques gestes pour limiter la casse
Sans renoncer complètement aux avantages des programmes de fidélité, il est possible d’adopter une approche plus prudente. Prenez le temps, au moins une fois, de survoler les politiques de confidentialité pour comprendre à quoi vous consentez. Soyez sélectif sur les programmes que vous rejoignez et demandez-vous si les quelques euros d’économies valent le partage extensif de vos habitudes de vie.
Votre carte de fidélité Kroger, comme beaucoup d’autres, est bien plus qu’un simple outil pour économiser de l’argent. C’est la porte d’entrée d’un vaste marché où vos données sont la marchandise. L’enquête de Consumer Reports nous rappelle une vérité essentielle du monde numérique : la commodité a souvent un prix caché.
La prochaine fois que vous scannerez votre carte, vous saurez désormais que vous ne faites pas que payer vos courses ; vous alimentez un système complexe qui en sait peut-être plus sur vous que vous ne le pensez. Et vous, cette révélation change-t-elle votre perception des programmes de fidélité ?
